vendredi 6 mars 2009

Apprentissage de la lecture et de l’écriture
Réponse à quelques pédagogues imprudents !
Ghislaine Wettstein-Badour - Noël 2006
- fransya@fransya.com -



Mias non, Miessuers, la letcure des mtos dnot les letrtes snot palcées en dérsorde ne pourve pas que cuex-ci snot lus de mèanire golbale ! En ariffmnat clea, vuos aezv pirs un gors riquse car vous ne pievouz pas truover un meuiller expleme puor illsutrer le fiat que la letucre, même extpere, retse aphlabéquite !

Mais, pourquoi écrire ces quelques lignes de manière aussi « abracadabrantesque » ? Tout simplement parce que me sont parvenus, à de nombreuses reprises, des phrases de ce type que s’échangent les internautes. Certains m’ont demandé comment il est possible pour le cerveau de parvenir à lire des textes de ce type. Je m’étais bien promise de leur répondre mais les évènements m’ont imposé d’autres priorités. Cependant, quand une personnalité très importante du monde pédagogique s’est servi de textes de ce type pour écrire péremptoirement que le fait de pouvoir les lire « prouvait » le caractère global de la lecture experte, alors là, le jeu n’était plus de la même nature !

Je ne pouvais laisser passer sans réagir une telle énormité puisque bien au contraire, la lecture de ces mots explicite clairement le travail de synthèse qu’effectue le cerveau pour comprendre le sens de l’écrit ! J’aurai pu utiliser les deux textes reproduits ci-dessous pour illustrer de manière concrète, dans mes publications antérieures, le fait que le cerveau part de la lecture de chaque lettre pour découvrir le sens des mots mais j’avoue que je n’y avais pas pensé. De toute manière, je n’aurais pas osé présenter de tels exemples. J’aurais craint que mes lecteurs pensent qu’un virus encore inconnu venait de s’abattre sur mes neurones surmenés. Cependant, puisque certains n’hésitent pas à utiliser une telle production comme « preuve » du bien fondé de leurs thèses, je ne résisterai pas non plus au plaisir de leur montrer en quoi ces fantaisies linguistiques prouvent très exactement le contraire de ce qu’ils affirment.

J’aurais pu, pour donner plus de sel à cet exposé, le présenter uniquement avec des mots comportant des lettres placées en désordre, des césures anormales, un mélange de majuscules et minuscules et une absence de prise en compte de leur forme orthographique. Cela aurait eu l’avantage de l’originalité et je suis persuadée que mes lecteurs, dont je ne mets en doute ni les qualités intellectuelles ni celles de leur lecture, seraient parvenus à comprendre mon message puisque leur cerveau est capable de le lire. Cependant, ils auraient peut être trouvé l’exercice un peu ardu. Il était pourtant particulièrement tentant de le proposer à ceux qui prétendent que la lecture experte – et donc automatisée - est globale et permet de reconnaître immédiatement un mot quelle que soit sa présentation graphique. Ceux-ci, disposant, semble-t-il, d’un cerveau qui leur donne la possibilité d’exécuter des prouesses dont tous les autres humains sont totalement incapables, n’auraient sans doute eu aucune difficulté pour lire ce document. Mais, comme de toute manière, je ne parviendrai pas à ébranler leurs certitudes d’autant plus enracinées profondément qu’elles sont indémontrables, je ne souhaite pas infliger un surcroît d’efforts de synthèse à tous ceux qui souhaitent comprendre, à l’aide d’éléments basés sur des connaissances scientifiques sérieuses et prouvées, le cheminement qui mène de la vision de tels textes à la compréhension de leur contenu. J’ai donc opté pour un mode d’écriture, certes beaucoup plus banal, mais qui a l’avantage d’être plus facilement accessible. Nous quitterons donc le domaine de la fantaisie pour entrer dans celui plus austère, je l’avoue, mais combien éclairant, de la neurologie de la lecture.

Voici les textes qui m’ont le plus souvent été adressés :
- premier spécimen –

Sleon une édtue de l’Uvinersité de Cmabridge, l’odrre des ltteers dnas un mtos n’a pas d’ipmrotncae, la suele coshe ipmrotnate est que la pmeirère et la drenèire snoiet à la bnnoe pclae. Le rsete peut êrte dnas un dsérorde ttoal et vuos puoevz tujoruos lrie snas porlbème. C’est prace que le creaveu hmauin ne lit pas chuaqe ltetre elle-mmêe, mias le mot cmome un tuot.

- second spécimen –

Messil Laleck tuerait tête avant Toudu des chiffres âges, oh riez Vous Tan de Penne halire sept fraz

Le premier texte est composé de mots dont les lettres sont présentées en désordre avec la première et la dernière placées dans leur position normale. Le second présente les mots coupés de manière atypique, mélangeant majuscules et minuscules sans respecter les règles orthographiques. Malgré ces anomalies, la lecture de ces textes reste cependant possible.
Pour permettre de comprendre comment le lecteur découvre le sens de ces textes il est indispensable de rappeler les principaux éléments qui montrent que mon discours ne se fonde pas sur de simples hypothèses mais sur des travaux sérieux qui figurent, avec leur bibliographie dans ma dernière étude publiée cette année.*

J’en reprendrai ici trois points essentiels :
- 1- le cerveau est incapable de traiter les mots comme des images et ne peut pas les photographier pour les reconnaître dans leur globalité ;
- 2- les caractéristiques de la vision rapprochée sont telles que les meilleurs lecteurs sont ceux qui identifient une par une les lettres contenues dans les mots ;
- 3- la compréhension du sens des mots résulte d’un assemblage lettre à lettre de chacun des signes graphiques qui les composent et d’une comparaison de ces éléments synthétisés avec ceux dont les différentes mémoires du cerveau disposent.

Chacun de ces éléments mérite une explication que je vais tenter de résumer le plus brièvement possible. Le lecteur pourra constater concrètement par lui-même la réalité des mécanismes décrits ici lorsqu’il lira, ou fera lire par d’autres personnes, les deux textes mentionnés ci-dessus.


1- Le cerveau est incapable de traiter les mots comme des images et ne peut pas les photographier pour les reconnaître dans leur globalité.

Nous savons désormais que le cerveau est capable, lorsqu’il reçoit des informations visuelles, de faire le tri entre celles-ci. Il sait différencier les mots (ou les idéogrammes) des images. Lorsqu’il comprend qu’un graphisme n’a pas d’autre signification que son lien avec un son, il conduit l’information analysée vers les structures de l’hémisphère gauche destinées à en découvrir le sens. Or, cet hémisphère travaille en pratiquant la synthèse des unités les plus simples et en comparant ces assemblages aux éléments dont il dispose dans sa mémoire. Mais jamais l’hémisphère gauche n’appréhende globalement les formes qui lui sont proposées. Sa nature physiologique ne le lui permet pas. L’affirmation que les mots sont abordés dans leur globalité est un non sens neurologique. Mais, même si on admettait cette hypothèse, comment ceux qui prétendent que les mots sont reconnus globalement sous leur forme orthographique peuvent ils expliquer que ceux qui n’ont jamais été rencontrés sous cette forme graphique puissent être « reconnus » ? Personnellement je serai curieuse d’obtenir une réponse à cette question. Il n’y a pas besoin d’avoir des connaissances approfondies sur le fonctionnement cérébral pour comprendre que s’il y a une possibilité d’identification des mots ainsi présentés, c’est parce qu’il s’opère un travail de synthèse qui permet par une série d’essais successifs de réorganiser l’ordre des lettres pour découvrir un mot connu qui contienne tous les éléments graphiques identifiés.
Il est bon de rappeler ici que lorsqu’il y a, chez le lecteur expert, une mémorisation de la forme orthographique d’un mot, celle-ci n’est utilisable que lorsque toutes ses composantes graphiques ont été analysées. Aucun des chercheurs qui ont démontré la présence d’aires cérébrales de reconnaissance de la forme orthographique des mots, n’a remis en cause ce fait. Il ne m’est pas possible d’expliquer ici ce phénomène dans toute sa complexité mais je tiens à la disposition des incrédules la bibliographie qui accompagne l’étude que j’ai précédemment citée. Elle développe assez largement ce point fondamental. Rappelons simplement ici que la lecture, qu’elle soit débutante ou experte, nécessite une succession de mécanismes d’analyse commencée dans les récepteurs sensoriels et une synthèse de ces éléments par l’hémisphère gauche pour accéder au sens du texte. Ce type de travail est totalement opposé à celui qu’effectue l’hémisphère droit qui peut, quant à lui, mémoriser des images dans leur entier et traite les informations visuelles de manière analogique. Il est indispensable de connaître les conséquences de la spécificité du travail de chaque hémisphère pour comprendre les diverses opérations qui entrent dans la lecture. Quelle que soit la langue, qu’il s’agisse d’un débutant ou d’un lecteur expert, la lecture nécessite la découverte de la correspondance des éléments de base de l’écrit, les graphèmes dans les langues alphabétiques (lettre, ou groupe de lettres) avec les sons qu’ils représentent (les phonèmes). Les études pratiquées en IRM.fonctionnelle confirment bien cette réalité.
Aucun scientifique ne conteste actuellement le fait que la lecture nécessite la mise en correspondance des signes graphiques avec les sons qu’ils représentent. Il est donc indispensable, pour lire et écrire, de savoir identifier les uns et les autres. Toutes les différences qui séparent les méthodes d’apprentissage de la lecture portent sur la manière qui permet d’atteindre ce résultat.
De très nombreux travaux ont démontré l’importance de la perception des phonèmes de la langue orale pour comprendre l’écrit, certains d’entre eux pouvant être transcrits de plusieurs manières. Je ne m’attarderai pas ici sur ce point mais je signale son importance car elle aura sa place dans les explications concernant la lecture du second texte présenté ci-dessus. J’insisterai, par contre, davantage sur les conditions dans lesquelles s’opère la perception des graphèmes.

- 2- Les caractéristiques de la vision rapprochée sont telles que les meilleurs lecteurs sont ceux qui identifient une par une les lettres contenues dans les mots

Que le lecteur veuille bien me pardonner les précisions techniques qu’il découvrira ici mais il n’est pas possible de comprendre comment le cerveau parvient à lire ces textes sans disposer d’un minimum de connaissances dans le domaine de la neurologie du langage écrit et de la vision rapprochée utilisée dans la lecture.
Les signes graphiques qui composent les mots ne diffèrent souvent que par de faibles différences morphologiques ou d’orientation spatiale. Pour identifier ces différences, l’œil ne peut avoir recours qu’à la vision rapprochée car elle seule permet de discriminer avec une grande précision deux points l’un de l’autre.
C’est au niveau de la fovéa, située elle-même au centre de la macula (petite surface qui occupe environ 2 mm² au centre de la rétine), que la perception est la plus fine car c’est à cet endroit précis que les cellules visuelles (les cônes) sont les plus petites, les plus nombreuses et les plus proches les unes des autres. Deux points ne peuvent être vus distinctement que si leur image sur la rétine se projette sur deux cônes différents. Plus on s’éloigne du centre de la macula, plus la distance entre les cônes augmente et moins la vision est précise. La nécessité d’une discrimination fine des signes graphiques conduit le système oculo-moteur à faire en sorte que l’axe du regard soit centré en permanence sur l’élément à discriminer. Cette exigence, associée au caractère linéaire de l’écrit, conduit à un balayage du texte qui est exploré par l’œil lors des pauses qui séparent les saccades et micro-saccades oculaires.
La surface du texte explorée par la fovéa pendant la lecture ne couvre qu’environ un degré du champ visuel. Les scientifiques s’accordent sur le fait que le nombre de lettres qui peuvent être vues ensemble lors de chaque pause oculaire par la macula permet la vision, dans une écriture de taille courante et dans des conditions normales d’éclairement, d’un espace occupé par 6 à 8 lettres. Mais la fovéa seule ne couvre qu’un nombre beaucoup plus réduit de caractères (2 à 3). Ce sont eux qui sont vus avec le maximum de précision lors de chaque centrage de l’axe du regard. Plus l’image qui se projette sur la rétine s’éloigne du centre de la fovéa, moins la discrimination visuelle est bonne. Les caractères situées de part et d’autres de la fovéa, bien que vus avec une perception moins fine que le caractère central, peuvent cependant être plus ou moins facilement décryptés s’ils comportent des particularités morphologiques assez nettes pour constituer des indices permettant leur identification. Mais cette pratique comporte une marge d’erreur qui augmente d’autant plus que les signes à identifier se situent plus loin du centre de la fovéa. Si les diverses suggestions envisageables ne sont pas suffisantes pour permettre de rattacher le contenu visuel de ce qui est perçu à un signe connu, des micro-saccades d’ajustement placent l’image de chaque lettre mal perçue au centre de la fovéa afin de lever les ambiguïtés et de permettre de trancher entre les diverses solutions possibles.
De nombreux travaux ont montré que, contrairement à ce qui est trop souvent affirmé, les meilleurs lecteurs sont ceux qui font très peu appel au contexte rapproché et aux hypothèses de lecture. Ils n’essaient pas de « prédire » la suite du texte ou de « reconnaître » les mots mais ils traitent le texte lettre après lettre en faisant porter tout l’effort sur l’identification de la forme de chaque signe graphique. Ces études ont révélé que les meilleurs lecteurs (ceux qui lisent le plus rapidement en comprenant le sens de leur lecture) sont ceux qui sont capables d’identifier le plus rapidement de très petites variations de formes dans un mot et donc d’optimiser l’usage de leur fovéa.
- 3- La compréhension du sens des mots résulte d’un assemblage lettre à lettre de chacun des signes graphiques qui les composent et d’une comparaison de ces éléments synthétisés avec ceux qui sont présents dans les différentes mémoires dont le cerveau dispose.

La synthèse des travaux effectués sur ce sujet permet d’avoir une vision assez précise de la manière dont le lecteur passe de la compréhension du lien entre graphèmes et phonèmes à la découverte du sens des mots.
La compréhension d’un texte nécessite à la fois :
- d’intégrer les informations concernant les liens qui unissent les signes visuels aux sons qu’ils représentent ;

- de regrouper ces informations et de les comparer avec les souvenirs stockés en mémoire, qu’il s’agisse d’éléments phonologiques ou d’éléments mémorisés sous leur forme orthographique ;

- d’utiliser le lexique du vocabulaire oral et écrit ;

- de faire intervenir dans la découverte du sens les connaissances grammaticales qui permettent d’arbitrer entre les différentes formes orthographiques des mots ;

- de permettre la fixation de l’attention et la mémorisation des éléments compris pour les intégrer dans des ensembles de plus en plus complexes afin de passer du lien phono-graphémique à la compréhension du mot, de la phrase et du texte.

La compréhension résulte des interactions permanentes entre les structures neuronales qui participent à la découverte du lien qui unit les graphèmes aux phonèmes et de celles qui participent à la découverte du sens des mots. Celles-ci sont situées, elles aussi, dans l’hémisphère gauche, et travaillent de manière synthétique. Les informations qui entrent dans les circuits du langage écrit vont donc, à tous les niveaux de traitement, être rassemblées en partant du plus simple pour aller vers le plus complexe jusqu’à ce que soit trouvée une correspondance parfaite entre ces données et un mot strictement équivalent stocké dans les différentes mémoires du cerveau. C’est la rétine périphérique qui détecte les espaces entre les mots et indique ou doit commencer et finir la synthèse de chaque mot à lire.

L’intrication complète des structures cérébrales qui vont de la perception du mot à sa compréhension a pour conséquence le fait que celles dont le rôle est de rattacher les éléments contenus dans un mot à la signification de celui-ci exercent un effet facilitateur pour simplifier et accélérer le travail de recherche de la correspondance entre chaque signe graphique et le phonème qu’il représente. Cette facilitation est réduite au minimum lorsque le décryptage fournit des informations suffisantes pour accéder à la compréhension. Par contre, lorsque la découverte de la correspondance phono-graphémique ne permet pas la compréhension d’un mot, le module supérieur intervient pour suggérer des solutions aux structures phonologiques. C’est là que nous trouvons l’explication de la lecture des mots présentés en désordre. Les aires destinées à identifier les lettres reconnaissent la première lettre du mot, elles abordent la seconde, puis la troisième, etc. Elles transmettent l’information concernant les liens graphismes/sons aux aires destinées à regrouper entre elles ces associations afin de trouver leur signification en comparant leur assemblage avec un mot strictement équivalent dont elles disposent en mémoire. Elles butent d’emblée sur un problème : aucune succession graphique connue n’existe dans les différents lexiques de la mémoire des mots. La découverte du sens est donc impossible tant que le cerveau, dont les capacités d’adaptation sont stupéfiantes, ne comprend pas qu’il doit, pour résoudre cette énigme, faire abstraction de l’ordre des lettres. Il lui faut élargir ses techniques de synthèse, passer en revue toutes les combinaisons grapho-phonémiques possibles avec les graphèmes identifiés et les assembler entre elles sans tenir compte de la position des signes graphiques les uns par rapport aux autres. Il poursuit ce travail jusqu’à ce qu’une de ces combinaisons puisse être conforme à la forme orale ou orthographique d’un mot dont il dispose en mémoire. Dans le premier texte présenté, le nombre de solutions est limité puisque la première et la dernière lettre sont en bonne place, ce qui facilite le processus mais la lecture est également réalisable si la première et la dernière lettre sont placées en position aléatoire. Par contre, le travail est alors beaucoup plus lent et plus difficile car le nombre de solutions envisageables est considérablement plus élevé. Ces exercices peuvent être rapprochés de ceux que pratiquaient certaines cultures lors des débuts de l’histoire de l’écriture. Certaines langues écrites ne faisaient figurer dans les mots que les signes correspondant aux consonnes. De plus, les mots et les phrases étaient liés entre eux sans aucune césure. Il fallait donc, pour lire, non seulement reconnaître les signes consonniques mais aussi pratiquer des essais d’introduction de voyelles et de séparations de graphismes dans le but de retrouver, dans cette chaîne graphique ininterrompue, des termes du langage oral. Trois millénaires plus tard, dans les textes précités, notre cerveau est soumis, aux mêmes contraintes mais celles-ci sont considérablement simplifiées par rapport à celles qui étaient exigées de nos prédécesseurs. Le mode opératoire en reste cependant identique. Pour prendre une comparaison contemporaine, disons que les inventeurs de ce jeu de société n’ont fait que reproduire sous forme d’un texte ce que réalisent tous les joueurs de scrabble. S’il existe un divertissement qui montre le rôle des opérations de synthèse dans la lecture, c’est bien celui-là. Le joueur doit construire un mot avec les sept lettres dont il dispose en utilisant la totalité ou une partie de celles-ci tout en incluant dans le corps du mot, à son début où à sa fin, une des lettres déjà placées sur la grille du jeu. Il lui faut donc passer en revue toutes les combinaisons possibles dont il dispose dans sa mémoire en tenant compte de leur forme orthographique pour répondre à ces contraintes. Les opérations de synthèse sont donc ici beaucoup plus élaborées que dans la lecture du premier texte puisqu’elles touchent toutes les possibilités envisageables à partir des mots déjà en place et des lettres dont le joueur dispose. Ceux qui pratiquent ce jeu perçoivent clairement la nature du travail qu’ils exécutent. Les bons joueurs sont ceux qui ont stocké en mémoire un très grand capital de mots et exécutent rapidement ce travail de synthèse d’une grande complexité.

Mais, qu’en est-il du second texte ou les mots sont coupés de manière anormale, contiennent des majuscules et des minuscules et sont transcrits sans respect de leur forme orthographique ?
Nous avons là une preuve parfaite du caractère synthétique de la lecture exécuté uniquement à partir des éléments phonologiques de la langue. Dans un premier temps, le cerveau prend conscience de la forme des graphèmes dans la configuration qui lui est présenté. Il met en route ses procédés habituels de décodage et transmet les informations aux circuits cérébraux spécialisés dans la recherche du sens qui vont tenter de leur trouver une correspondance avec des mots connus. La rétine périphérique repère les espaces entre les mots. Elle indique aux formations cérébrales concernées où doit commencer et finir le travail de synthèse pour chaque mot. L’ensemble de ces formations ne parvient pas, dans un premier temps, à découvrir la solution de cette énigme. Les échanges entre les structures phonologiques et celles qui tentent de découvrir un sens à ces assemblages étranges ne font pas avancer le travail. Il existe une explication simple à cette situation inhabituelle : la nécessité, elle aussi inhabituelle, pour parvenir à comprendre ce texte, de séparer les deux temps de la lecture qui sont, dans les conditions normales, étroitement imbriqués l’un dans l’autre. Lorsqu’on lit, ou quand on fait lire ce texte, on constate, qu’après quelques instants de perplexité, les lecteurs tentent tous, à ma connaissance, de le lire en l’oralisant, le plus souvent à voix haute, parfois à voix basse pour les plus habiles d’entre eux. Ils font porter toute leur attention aux sons produits par cette lecture. L’oralisation est une tendance naturelle de la lecture car les circuits du langage se terminent dans les aires motrices qui permettent l’expression de la parole (larynx et cordes vocales, langue et lèvres). Chez le lecteur débutant l’oralisation est un phénomène naturel qui facilite le rapprochement du mot écrit avec son expression orale. Elle en facilite ainsi la compréhension. Mais elle ralentit le rythme de la lecture. Chez le lecteur expert, le cerveau fait intervenir des coupe-circuits qui empêchent l’information d’atteindre les aires motrices du langage et bloquent ainsi l’oralisation. Il faut savoir que les phénomènes inhibiteurs sont d’une plus grande complexité neurologique que les phénomènes producteurs d’action. Devant une difficulté de lecture l’oralisation, même chez le lecteur expert, redevient prioritaire et consciente pour lui faciliter la tâche. Dans le cas qui nous occupe, l’oralisation va permettre au lecteur d’entendre les sons produits par la découverte des équivalences phono-graphémiques qu’il décrypte. Dans la prononciation des successions de sons qu’il découvre, il va, plus ou moins rapidement, prendre conscience de la présence de sonorités qui correspondent à des mots dont il connaît la signification orale mais qui ne sont identifiables par écrit qu’en faisant abstraction des séparations qui figurent entre eux ainsi que de leur forme orthographique. Dès qu’un ou deux mots auront été identifiés les structures cérébrales vont travailler en appliquant une nouvelle règle du jeu : ne pas prendre en compte les césures figurant entre les mots ni la forme orthographique de ceux-ci mais se baser exclusivement sur l’assemblage des éléments phonologiques pour rechercher des correspondances sonores avec des mots connus du langage oral. La compréhension du texte devient alors possible. Pour le lecteur expert le mélange aléatoire des majuscules et des minuscules ne posent aucun problème puisqu’il connaît le code de correspondance entre chaque forme de graphème et le phonème qu’il représente. Il peut donc lire indifféremment dans l’une ou l’autre écriture quelle que soit la place occupée par les majuscules.
La lecture de ce texte fantaisiste place donc le cerveau devant une situation atypique mais à l’avantage d’être une illustration parfaite des opérations qui entrent dans la lecture à la fois au niveau du temps phonologique et dans la découverte du sens des mots.
La réussite de ces deux exercices n’est possible que si la connaissance des liens entre les phonèmes et leurs différentes traductions graphiques est parfaite. La moindre erreur d’identification entre les correspondances phono-graphémiques rend la lecture impossible. Le second texte est particulièrement adapté pour mettre en valeur la possibilité de compréhension de l’écrit par usage du temps phonologique et regroupement de proche en proche des éléments phonologiques pour les comparer avec un mot de la langue stocké dans le répertoire des mots oraux indépendamment de la reconnaissance de leur forme orthographique. On se demande bien, dans ces deux types de textes, par quel miracle le cerveau pourrait « reconnaître » des mots qui ne répondent pas aux règles habituelles de leur écriture si l’hémisphère gauche n’utilisait pas ses caractéristiques habituelles de travail, seules applicables devant une situation de ce type : l’analyse des éléments décryptés et le passage en revue systématique de toutes les possibilités de synthèse qu’offrent les éléments graphiques qui constituent les mots. Ces textes illustrent parfaitement le fait que la lecture experte, comme la lecture du débutant, comporte un temps phonologique pour savoir relier les signes graphiques aux sons qu’ils représentent et un temps qui opère la synthèse de ces données pour découvrir la signification des mots.
En ce qui me concerne, j’aimerais bien connaître le raisonnement et les preuves scientifiques dont disposent ceux qui ont cru bon d’utiliser ces deux textes pour affirmer le caractère global de la lecture experte. Ce serait sans nul doute pour moi une grande révélation. Je suis toujours prête à accueillir des informations susceptibles de m’aider à progresser dans la connaissance à condition que celles-ci soient étayées par des travaux dont la valeur scientifique est reconnue. S’ils n’en disposent pas, je les trouve bien imprudents de s’aventurer sur ce terrain et de confondre ainsi avec tant de désinvolture preuves et convictions. Mais je les remercie cependant de leur initiative car ils m’auront donné là une belle occasion d’illustrer, grâce à des exemples concrets et originaux, la complexité et la complémentarité des mécanismes qui partent de la vision d’un texte à sa compréhension.
Barvo, Miessuers, puor cttee intréessnate cnotirbution !


G.Wettstein-Badour



* mon étude du 20 novembre 2006 : Apprentissage de la lecture : une démonstration expérimentale et théorique de la supériorité de la méthode phonique synthétique (alphabétique) sur toutes les autres approches pédagogiques. (peut être envoyée sur simple demande à fransya@libertysurf.fr )